Malgré l'urgence d'établir des normes communes pour les entreprises face au changement climatique et aux violations récurrentes des droits humains au niveau d’activités économiques, les gouvernements de l'UE ont affaibli au Conseil des Ministres en décembre 2022 la future directive européenne sur le devoir de diligence en lien avec les droits humains et sur la durabilité des entreprises. Cette directive, qui fera encore l’objet de négociation avec le Parlement et la Commission européenne, vise à prévenir les abus et à fournir une réparation aux victimes de préjudices tels que le travail forcé, le travail des enfants ou la pollution environnementale. Les changements proposés par les ministres au projet de directive laissent l'inclusion des services financiers à la discrétion de chaque État membre, ce qui entraîne une fragmentation du marché et une "course vers le bas". En plus leur proposition de texte ne permettra pas non plus d'agir en faveur du climat et de la protection de l'environnement et qui ne tient pas non plus compte de l'empreinte carbone immense du secteur financier, qui malgré les promesses faites dans la presse continue d'investir fortement dans les énergies fossiles et reste la source d'un immense nombre de dommages environnementaux. En outre, selon les vues du Conseil des Ministres la définition floue de la "chaîne d'activités" mettrait les entreprises produisant des pesticides, des armes ou des technologies de surveillance à l'abri de tout examen des dommages causés par leurs produits et services.
Le Luxembourg : en conformité avec les Principes Directives des Nations Unies ?
Dans ses deux plans d’actions nationaux pour la mise en œuvre des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et droits humains, le gouvernement luxembourgeois rappelle qu’il « attend de la part des entreprises le plein respect des droits de l’Homme ». Le Luxembourg a été élu au Conseil des droits de l’Homme des Nations dont les membres doivent faire preuve des standards en droits humains les plus élevés en matière respcet des droits humains.
Les Principes directeurs des Nations unies (PDNU) relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme adoptés en 2011 sont un instrument composé de 31 principes mettant en œuvre le cadre des Nations Unies « Protéger, respecter et réparer « en lien avec les droits humains et les activités économiques. Le Conseil des droits de l'homme des Nations unies a approuvé à l'unanimité ces Principes directeurs, faisant ainsi de ce cadre la première norme mondiale au niveau d’une responsabilité des entreprises en matière de droits humains à être approuvée par l'ONU.
Les Principes englobent trois piliers à mettre en oeuvre:
Le devoir de l'État de protéger les droits de l'homme
La responsabilité des entreprises de respecter les droits de l'homme
L'accès à des recours pour les victimes d'abus liés aux entreprises
En analysant certaines positions du Luxembourg qui ont été prises lors des négociations au niveau du Conseil des Ministres à Bruxelles, il faut constater que le bilan au niveau d’une conformité avec les PDNU est très mitigé. En effet certains positions sont en conformité avec les Principes Directeurs comme par exemple comme le contrôle de toute la chaîne de valeur, en particulier là ou le risque est plus élevé et pour un accès effectif à la justice en particulier à travers un renversement de la charge de la preuve en faveur des victimes de violations des droits humains. Néanmoins il faut constater qu’au niveau d’autres PDNU il y a clairement un manque de cohérence.
Quelles entreprises doivent appliquer un devoir de diligence ?
Selon la position du Luxembourg ( et de certains autres pays de l’UE et de la Commission européenne), le projet de législation obligerait uniquement les entreprises de l'UE comptant plus de 500 employés ou réalisant un chiffre d'affaires de 150 millions d'euros à prévenir les violations des droits humains et de l'environnement dans leur chaîne de valeur, en faisant preuve de "diligence raisonnable". Cette limitation signifie que le projet de législation s'appliquerait à moins de 0,4% des entreprises au Luxembourg. En restreignant le champ d'application de manière aussi spectaculaire, la proposition ignore de nombreuses opérations commerciales nocives. Il est important de signaler que le Luxembourg devra encore se prononcer sur l’intégration des Soparfis (Sociétés de participation financières) dont un nombre important est domicilié au Luxembourg. En effet certains cas de violations des droits humains dans le passé récent par des entités détenues par des Soparfis montrent le besoin de les intégrer au niveau de la législation.
Pas d’inclusion du secteur des fonds d’investissement selon le gouvernement luxembourgeois
Le gouvernement a repris à 100% la position du lobby des fonds d'investissement qui a demandé une exclusion absolue des fonds de la directive européenne sur le devoir de vigilance en matière de droits humains, environnement et climat. En suivant des arguments court-termistes de certains lobbys financiers Le Luxembourg risque de rater l’opportunité de positionner la place financière comme « un first mover » en matière de finance durable et d’être à la hauteur de la responsabilité d'un membre du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies. En plus le groupe de travail des experts des Nations Unies sur les entreprises et les droits humains qui a visité le Luxembourg en décembre 2022 stipule sur les activités du secteur financier: «De telles activités peuvent et ont pu avoir des répercussions négatives sur les droits humains ».
Force est de constater que bien que:
- le Plan d’action national 2020-2022 sur les entreprises et droits humains du Luxembourg identifie le secteur financier comme un secteur à risque en matière de droits humains,
86% de la population résidente estime que le cadre réglementaire au Luxembourg devrait responsabiliser le secteur financier afin d’empêcher le financement d’activités de sociétés dont les activités seraient liées à des violations des droits humains et des dommages environnementaux selon une enquête réalisée par TNS Ilres pour l’Initiative pour un devoir de vigilance en 2021,
-87% des experts financiers de l'industrie disent que « le respect des droits humains ne doit pas être laissé aux seules initiatives volontaires et que les gouvernements doivent fixer des normes juridiques claires », selon une étude de l’association Finance and Human Rights réalisée en 2022 en collaboration avec l'Université de Genève pour le compte de « Luxembourg for Finance »,
-Lors de la visite au Luxembourg du Commissaire Didier Reynders de la Commission européenne, celui- ci a estimé qu'il faut inclure tous les secteurs économiques dans cette législation, y compris le secteur des fonds d'investissement, tout en prenant en compte ses spécificités.
-l’OCDE ait développé comme pour d’autres secteurs à haut risque un guide spécifique en matière de diligence raisonnable pour le secteur financier indiquant ainsi que la diligence raisonnable au niveau de la chaîne de valeur est tout à fait réalisable pour les acteurs de ce secteur,
-le groupe de travail des experts des Nations Unies sur les entreprises et les droits humains a encouragé le gouvernement à soutenir l’inclusion du secteur financier et des fonds d'investissement dans la directive de l'Union européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. Il voit également dans la proposition de directive une occasion pour le Luxembourg de se positionner en tant que leader, en particulier en matière de finance durable, qui inclut les droits humains, les questions environnementales et le changement climatique,
-le gouvernement a pris dans le cadre des négociations de la directive européenne sur le devoir de vigilance une position en contradiction absolue avec les faits susmentionnés en militant pour une exclusion des fonds d’investissement du champ d’application de la directive.
Manque de transparence
L’initiative pour un devoir de vigilance, une plateforme constituée par 17 organisations de la société civile a dû saisir la Commission d’accès aux documents dans le cadre de la loi du 14 septembre 2018 relative à une administration transparente et ouverte afin d’avoir accès à l’intégralité d’un document existant sur les lignes directrices définissant la position du Luxembourg sur la directive européenne sur le devoir de vigilance. Malgré la communication d’un nombre limité d’informations par le gouvernement, de nombreuses questions restent sans réponses dans des domaines très importants ( secteurs économiques à risques en matière droits humains, climat, dommages environnementaux,...) concernant la position du Luxembourg sur la directive européenne sur le devoir de diligence. L’Initiative pour un devoir de vigilance déplore que le gouvernement ne partage que quelques éléments de la position du Luxembourg au lieu de publier l’intégralité du document existant sur les lignes directrices définissant la position du Luxembourg qui ont été élaborées par un comité interministériel sous la coordination du Ministère des Affaires étrangères et européennes .En tant que membre du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, la transparence de l’Etat en la matière devrait être une évidence. Dans ce contexte, l’Initiative pour un devoir de vigilance tient à souligner qu’un autre pays élu au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies en 2021, à savoir la Finlande, partage publiquement ses lignes directrices respectivement sa position tout en l’adaptant selon les évolutions. La même bonne pratique au niveau de la transparence du gouvernement est appliquée également par un autre pays du Benelux, les Pays-Bas.
Il faut également souligner qu’un partage des informations sur les lignes directrices respectivement les positions du gouvernement luxembourgeois est un indicateur de vérification important au niveau du plan d’action national (PAN) du Luxembourg afin de prendre au sérieux l’implication de toutes les parties prenantes.
Une législation ambitieuse et efficace est encore possible Heureusement, la position du Luxembourg au Conseil n’est pas complètement négative. Nous saluons les efforts faits en matière d’accès à la justice, et en particulier la proposition portée par la délégation luxembourgeoise d’inverser la charge de la preuve en faveur des victimes d’abus des entreprises. Sachant que cette législation vise à protéger et garantir le droit à la réparation de personnes parmi les plus vulnérables de la planète, ce type de mesures est indispensable à assurer l’accès à la justice soit plus qu’une promesse abstraite. Mais, malgré le fait que les gouvernements proposent de combler certaines des lacunes de la proposition de la Commission européenne de février 2022, ils ont également créé de nouvelles failles qui permettent à de nombreuses entreprises puissantes d'échapper à leur responsabilité juridique pour des actes clairement répréhensibles. En même temps les députés luxembourgeois au Parlement européen sont également appelés à s’investir pour une législation nationale ambitieuse. «Il est encore possible au niveau de l’Union européenne de s’engager réellement en faveur d'un avenir durable et équitable, mais les acteurs politiques devront encore changer de cap. Il appartient maintenant également au Parlement de placer les droits de l’homme et l’environnement au centre de ce débat, et de placer la barre plus haut avant d’entrer dans les négociations en trilogue avec le Conseil des Ministres et la Commission européenne. » déclarent les responsables de l’Initiative pour un devoir de vigilance et de le European Coalition for Corporate Justice (ECCJ) qui est le plus grand réseau de la société civile consacré à la responsabilité des entreprises dans l'UE.
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